Le Mécano de la « General » de Clyde Bruckman et Buster Keaton
Le mécano de la pantomime
Dans un article paru en août 1958 dans les « Cahiers du cinéma », André Martin qualifiait le cinéma de Buster Keaton de « perfection mathématique et géométrique »
André Martin « Cahiers du cinéma » Août 1958 / "Le Monde" Octobre 2005.
Keaton ne semble pas composer son jeu mimique, tellement son rythme est sûr. Pour signifier ses trouvailles irracontables, il se meut comme une mécanique supérieure que domine, au bout du torse raide, un visage immobile et comme indépendant. Mais l'ensemble donne l'impression non d'un robot insensible, mais plutôt l'idée de la tension et de la décision. Fonctionnant selon des aplombs rigoureux, le corps de Keaton évolue avec un mouvement continu de planète. Il peut briser une course, faire un écart, changer de direction, en plein élan, sans effort apparent, comme si ces changements de vitesse étaient mécanisés : course sur le trottoir en planches déclouées dans Shérif malgré lui, arrivée de Keaton, la nuit à la cabane de l'état-major ennemi dans Le Mécano de la « Gener al ». Et pour couronner ces monologues moteurs, Keaton s'immobilise souvent, défiant la gravité dans des images aussi admirables que celles du Mécano de la « General », où, juché sur le toit de sa locomotive en marche, entouré en plan général par un défilé de beaux paysages de campagne, ils scrutent l'horizon menaçant, le corps raide, penché en avant, aussi indéracinable qu'un gyroscope. Keaton seul a su donner à la comédie corporelle cette splendeur immobile particulière. (...)
On a prêté à Chaplin cette phrase qui est peut-être apocryphe : « Je suis un être extraordinaire, je n'ai pas besoin d'angles extraordinaires. » Il est en tout cas certain que Chaplin, en se tenant, comme un soliste de concert, au milieu de la scène, se considère comme le centre de toute l'action. C'est sans doute pour cette raison qu'il n'a jamais su camper une rue ou utiliser une rivière. Lorsqu'il élargit le champ de ses images, ce n'est pas pour donner une chance à la nature ou au décor, mais pour y inscrire une arabesque personnelle plus ample. (...)
Keaton, au contraire, révèle un sens de la nature que la rigueur des mouvements comiques ne parvient pas à brimer. Les événements concertés de ses films se situent dans des cadres d'une grande beauté réaliste. Derrière la locomotive du Mécano de la « Genera l » passent d'admirables paysages de campagne, des régiments de cavaliers qui semblent sortir des célèbres photographies de la guerre civile recueillies par Matthew Brady. Les vallées ensoleillées et les rivières de Malec aéronaute ou de Dernier Round, le camp désolé de Buster s'en va-t-en guerre, témoignent de la maîtrise avec laquelle Keaton localise ses pantomimes.
La beauté du décor, l'ampleur des sites soutiennent très directement le dynamisme de l'action. Une des plus extraordinaires images de « film d'aventures » de tout le cinéma est certainement celle du Mécano de la « General » où la locomotive sudiste traversant un pont en flammes démolit tout et s'abîme dans une rivière encombrée de soldats affolés par la catastrophe. Dans Le Tour du Monde en quatre-vingts jours de Michael Anderson, pas une scène n'était comparable à ce feu d'artifice vraiment digne de Jules Verne.
Dans les films de Keaton, les sites naturels semblent n'être constitués de toute éternité que pour se plier aux schémas exigeants de l'action comique. Les voies en lacets du Mécano de la « General » lui permettent d'organiser un jeu étonnant entre les différents niveaux de voies, une locomotive qui change toujours de direction et un personnage qui s'affaire sur les pentes. C'est encore dans Le Mécano que Keaton nous coupe le souffle, en faisant soudain se superposer deux locomotives qui allaient se rencontrer, grâce à un ingénieux dispositif de voies.
Keaton a réalisé le déploiement de son personnage, non dans la ligne biographique d'un arrivisme commun (comme Chaplin par exemple), mais en investissant l'espace perceptif des images de ses films avec une science perceptive qui n'appartient qu'à lui. Non seulement Keaton ne centre pas l'action sur son personnage principal, mais il inclut le spectateur dans le système concret de relations dont il fait partie, le forçant à sentir sa propre image mêlée aux mouvements distribués sur l'écran. Aussi n'a-t-il jamais besoin, comme Chaplin, de viser la salle, et de se soucier du spectateur, puisque celui-ci est embarqué comme le héros dans une unique perspective cinématographique. (...)
En ne laissant rien paraître de ses projets et de ses sentiments, Keaton interdit tout suspense. L'essentiel pour lui n'est pas le mouvement, l'attente, la surprise, mais les parcours concertés et les formes appréhendées par les images, ce qui leur donne une extraordinaire valeur plastique.
Tous les éléments des meilleurs films de Keaton sont subordonnés à une perfection mathématique et géométrique qui a dû enchanter René Clair, et fait penser aux obsessions et fantaisies mathématiques d'Edgar Poe. Les deux parties symétriques du Mécano de la « General » (Keaton poursuivant et Keaton poursuivi) et tout ce qui en découle sont un exemple de ce bonheur de proportions et de formes. Avec l'énergie d'un mouvement perpétuel, le film se déroule, traversé par l'axe unique d'une voie de chemin de fer. Au retour, les péripéties de l'allée se reproduisent toutes, mais différemment, retournant le film comme une médaille, aussi stupéfiantes que l'autre côté de la lune, tandis que le foisonnement des trouvailles, des attitudes et des images admirables ne faiblit jamais.
Une personnalité comique inédite, qui allie une impassibilité absolue du visage et une étonnante plasticité du corps
Florence Colombani « Le Monde » Octobre 2005
Joseph frank keaton, né en 1895 dans le Kansas, est un enfant de la balle. Ses parents, tous deux acteurs comiques, sillonnent les Etats-Unis en compagnie de Harry Houdini. Rebaptisé « Buster » par le célèbre magicien, l'enfant monte sur scène dès l'âge de 5 ans. On le présente comme « le garçon qu'on ne peut pas blesser » parce qu'il a survécu à une effrayante série d'accidents domestiques. Devant un public hilare, il encaisse les coups, enchaîne les grimaces et les cascades.
Pourtant, tout n'est pas si drôle : en coulisses, le père Keaton, alcoolique, a la main lourde et dépense tout ce que son fils lui rapporte. Jeune homme, Buster Keaton est recruté par Roscoe « Fatty » Arbuckle, une star majeure du muet. Dès ses premières apparitions dans des courts-métrages (Fatty garçon boucher, Fatty cuisinier), Keaton affirme une personnalité comique inédite, qui allie une impassibilité absolue du visage et une étonnante plasticité du corps. Poussé par Arbuckle, il passe à la mise en scène, et déploie dans cette nouvelle discipline un génie digne de ses étonnantes capacités d'acteur.
Dans The Playhouse, qui montre une soirée au théâtre, il joue tous les rôles : les instrumentistes, le chef d'orchestre, une vieille dame parmi les spectateurs... Dans Sherlock Junior, magnifique rêverie poétique, Keaton joue un projectionniste qui franchit la barrière de l'écran et rentre dans le film. Pour Le Mécano de la « General », il s'inspire d'un épisode réel de la guerre de Sécession. Le film est le sommet de sa carrière de cinéaste, son chef-d'oeuvre le plus pur, d'une précision géométrique dans la mise en scène et la conception des gags.
En 1928, Buster Keaton est au faîte de la réussite : il a réalisé trente et un films ; son visage de clown triste est adoré dans le monde ; il est marié à Natalie Talmadge, soeur de la célèbre Norma, qui lui a donné deux fils.
Malgré les avertissements de Charlie Chaplin et d'Harold Lloyd, ses rivaux amicaux, il commet alors une erreur fatale en cédant à l'insistance de son beau-frère, Joe Schenck. Keaton signe un contrat avec la MGM et se retrouve soudain privé de son indépendance artistique. En l'espace de cinq ans, la star est réduite au désespoir le plus absolu.
Lorsque vient le moment de passer au parlant, sa voix rauque trahit, plus encore que les gestes hésitants, la gravité de son alcoolisme. En 1934, il perd tout. Renvoyé par le studio, quitté par sa femme, Keaton, privé des droits d'exploitation de ses films par ce contrat fatal, se retrouve sur la paille. Suivent de bien tristes années d'errance, et de vagues apparitions dans des films de studio. Quelques rôles en Europe - il tourne en France Le Roi des Champs-Elysées -, des tournées théâtrales et, plus tard, la télévision le sauvent de l'oubli. Billy Wilder en fait l'un des fantômes mélancoliques qui hantent Sunset Boulevard. Chaplin, qui l'a toujours admiré, partage la scène avec lui dans Les Feux de la rampe. En 1966, Buster Keaton s'éteint dans son sommeil, une mort bien paisible pour le garçon qu'on ne pouvait pas blesser.
Le Mécano de la « General » de Clyde Bruckman et Buster Keaton
Chez Keaton, la peau a définitivement disparu sous le masque devenu visage
Sylvain Coumoul « Le Monde » Octobre 2005
La découverte du Mécano de la « General » tient de l'expérience sensorielle immédiate. Tout mécanisme enclenché y est développé jusque dans ses moindres conséquences logiques. Le spectateur ne frémit pas au suspense : il jouit de voir se réaliser ses propres prédictions successives. Non, ce n'est tout de même pas une poursuite en train ? C'est une poursuite en train. Non, après l'aller, il ne va pas oser le retour ? Si, si : l'aller, puis le retour.
Cette linéarité à double sens ne fait pas rire : c'est plutôt d'émerveillement qu'il s'agit. Voilà un corps de gymnaste qui fait des mathématiques, et tout un réseau de lignes, droites, courbes, transversales, parallèles, qui réinvente la philosophie du vide. Et quand à la 35e minute, au quasi-centre du film, Blaise Pascal, pardon, Buster Keaton applique son oeil au trou fait dans une nappe par un cigare brûlant, qu'accomplit-il donc ? Il se greffe le cinéma sur le visage, à même la chair et sans anesthésie.
L'idée vient de Pierre Michon dans Corps du roi (éd. Verdier, 2002) : le génie est celui qui s'exprime de derrière un masque, si fortement cousu qu'il ne peut plus l'ôter. Impassible en apparence, mais « fou de rage sous le masque de bois ». Chaplin pouvait grimacer à son aise. Pour Tati, c'est plus difficile, on sent bien que les coutures tiraillent. Chez Keaton, la peau a définitivement disparu sous le masque devenu visage. Mais à la différence de Flaubert ou Beckett, sur lesquels Michon fonde sa démonstration, le réalisateur-acteur promène dans l'oeuvre même sa bobine de grand greffé.
Alors à l'écran apparaissent les deux corps du roi, l'éternel et le mortel. Qui voit-on au juste ? Johnnie le mécano, déployant des efforts insensés pour récupérer locomotive et fiancée, ou bien Buster le cinéaste lancé à la poursuite du film absolu ? Les deux, mon général. Et c'est fou. Embarqué dans la guerre dite de Sécession, Johnnie-Buster se livre au travail contraire de fusion. Le réel résiste, il y a les lois de la pesanteur, la fureur collective, l'intense bêtise de la fiancée, l'injustice, la hiérarchie, la loi : avec ses deux corps, son aller-retour ferroviaire et son gros oeil-cinéma au milieu, Keaton oeuvre à remodeler l'impur en une perfection filmée.
Insensés, les risques encourus par Johnnie pour une idiote ? Insensés surtout, les risques encourus par Keaton, à nos yeux de spectateurs contemporains qui connaissons la suite : échec commercial, alcoolisme, oubli prolongé, et quarante années encore à vivre avec le masque sur la face.
The General (belle ambiguïté du titre v.o., à la fois nom de locomotive et possible désignation ironique d'une « valeur » militaire) ne se contente pas de doubler, de fusionner corps et gestes : il se joue de leur signification, jusqu'au vertige. « Ne reviens pas me voir tant que tu ne porteras pas l'uniforme », dit Annabelle à Johnnie, sans se douter que celui-ci réalisera la prédiction à l'envers, ayant endossé par nécessité la tenue de l'ennemi. Sur ce principe d'inversion perpétuelle, tout s'accomplit : parti pour étrangler Annabelle, il l'embrasse. Parti pour donner un ordre, d'un geste du sabre plus ou moins crédible, il perd sa lame et tue avec précision. Et ainsi de suite, jusqu'au détournement final du salut militaire en injonction voulant dire « cassez-vous ».
Au comble de son système, Keaton retourne même la chaussette du burlesque, ce genre faussement modeste qui accepte de se montrer en posture délicate (chutes, accidents divers) pour mieux suggérer son art consommé de l'acrobatie. Ici au contraire, chaque fois que le mécano réussit vraiment une prouesse, son deuxième corps agissant, celui du cinéaste, vient le rappeler à plus d'humilité : nulle plongée ou contre-plongée pour magnifier l'exploit. Le filmage au contraire strictement aligné, depuis une locomotive lancée à même vitesse sur une voie jumelle, abstrait alors l'acrobate en silhouette, schématise la performance, tempère discrètement le spectacle.
Film d'action à gros budget, Le Mécano offre un feuilleté de sens qui annonce aussi l'anti-cinéma d'Ozu ou les méditations de Kiarostami. Certes, Keaton leva un sourcil étonné lorsqu'une cinéphilie intellectuelle se mit à le vénérer, lui l'enfant du cirque. Faut-il croire à son innocence ? En tout cas, lorsque Johnnie, ayant heurté un tronc, lève les mains en signe de reddition, peu importe son erreur : qu'il fasse acte d'allégeance à un soldat ennemi ou à un arbre, il plaide coupable. De tout et de rien. Coupable de solitude.
FILMOGRAPHIE (sélection)
"Le Monde" Octobre 2005
De 1920 à 1922, Buster Keaton a coréalisé, en grande partie avec Edward F. Cline, de nombreux courts métrages muets en noir et blanc dont :
1920
LA MAISON DÉMONTABLE DE MALEC (EU, 19 min). Avec Buster Keaton, Sybil Seely.
L'ÉPOUVANTAIL (EU, 1920, 19 min). Avec Buster Keaton, Sybil Seely.
1921
MALEC CHEZ LES INDIENS (EU, 19 min). Avec Buster Keaton, Joe Roberts.
FRIGO CAPITAINE AU LONG COURS (EU, 25 min). Avec Buster Keaton, Sybil Seely, Edward F. Cline.
THE PLAYHOUSE (EU, 22 min). Avec Buster Keaton, Virginia Fox.
1922
GRANDEUR ET DÉCADENCE (EU, 19 min). Avec Buster Keaton, Renée Adorée.
1923
THE LOVE NEST (EU, N., muet, 20 min). Coréalisé avec Edward F. Cline. Avec Buster Keaton, Virginia Fox, Joe Roberts.
MALEC AÉRONAUTE (EU, N., muet, 27 min). Coréalisé avec Edward F. Cline. Avec Buster Keaton, Phyllis Haver.
LES TROIS ÂGES (EU, N., muet, 63 min). Coréalisé avec Edward F. Cline. Avec Buster Keaton, Margaret Leahy.
LES LOIS DE L'HOSPITALITÉ (EU, N., muet, 74 min). Coréalisé avec John G. Blystone. Avec Buster Keaton, Joe Roberts.
1924
SHERLOCK JUNIOR (EU, N., muet, 44 min). Avec Buster Keaton, Kathryn McGuire, Joe Keaton.
LA CROISIÈRE DU NAVIGATOR (EU, N., muet, 59 min). Coréalisé avec Donald Crisp. Avec Buster Keaton, Kathryn McGuire, Frederick Vroom.
1925
LES FIANCÉES EN FOLIE (EU, N. et Technicolor, 56 min). Avec Buster Keaton, Ruth Dwyer, Frankie Raymond.
MA VACHE ET MOI (EU, N., muet, 69 min). Avec Buster Keaton, Kathleen Myers, Howard Truesdale.
1926
LE DERNIER ROUND (EU, N., muet, 71 min). Avec Buster Keaton, Sally O'Neil, Walter James.
LE MÉCANO DE LA « GENERAL »
1927
CAMPUS (EU, N., muet, 66 min). Coréalisé avec James W. Horne. Avec Buster Keaton, Anne Cornwall.
1928
CADET D'EAU DOUCE (EU, N., muet, 71 min). Coréalisé avec Charles Reisner. Avec Buster Keaton, Marion Byron, Tom McGuire.
LE CAMÉRAMAN (EU, N., muet, 67 min). Coréalisé avec Edward Sedgwick. Avec Buster Keaton, Marceline Day, Harold Goodwin.
1929
SPITE MARRIAGE (EU, N., muet, 80 min). Coréalisé avec Edward Sedgwick. Avec Buster Keaton, Dorothy Sebastian.
1934
ALLEZ OOP (EU, N., 20 min). Coréalisé avec Charles Lamont. Avec Buster Keaton, Dorothy Sebastian, George J. Lewis.
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