CHARULATA
(Inde, 1964, 117 min).
RÉALISATION, SCÉNARIO, MUSIQUE :
Satyajit Ray, d'après le roman de Rabindranath Tagore
PHOTOGRAPHIE :
Subrata Mitra
DÉCORS :
Bansi Chandragupta
PRODUCTION :
RDB and Co (R.D. Bansal, A. Norman-Ghosal).
INTERPRÈTES :
Madhabi Mukherjee, Sailen Mukherjee, Soumitra Chatterjee, Shyamal Ghoshal.
Satyajit Ray et ses héroïnes
Dans l'oeuvre du cinéaste indien, les femmes affichent leur indépendance d'esprit face au poids des conventions et incarnent les bouleversements de leur temps.
Florence Colombani, Octobre 2006 "Le Monde"
Évoquant ses héroïnes fétiches, à la sortie de Charulata, Satyajit Ray les résumait toutes à un " archétype " : " Quoiqu'elles ne soient pas aussi fortes que les hommes physiquement, la nature a donné aux femmes des qualités pour compenser cela. Je ne parle pas de toutes les femmes, mais du genre de femme qui me fascine. La femme que j'aime mettre dans mes films est mieux à même de se tirer des problèmes que les hommes. "
Ainsi, dans Mahanagar (1963), c'est une femme, Arati (Madhabi Mukherjee), qui sauve sa famille de la ruine en se mettant à vendre des machines à coudre au porte-à-porte. Elle affronte la désapprobation ostentatoire de ses beaux-parents - une femme comme il faut n'est pas censée travailler -, découvre les joies de la cigarette et des jurons avec une collègue anglo-indienne, tandis que sa fille révise sagement ses examens à la maison. Et tant pis si le mari, triste sire, se sent menacé et demande à la petite à quoi un diplôme pourrait bien lui servir. Véritable instantané d'une société indienne en pleine transformation, plongée dans l'effervescence du début des années 1960, Mahanagar est aussi l'exquis portrait d'une femme qui surprend son monde en s'affranchissant de toutes les conventions. Comme Charulata ou Aparna (qui se marie avec Apu dans le dernier volet de la trilogie), Arati est une femme de caractère, et un emblème des bouleversements de son temps.
Puisque toute l'oeuvre de Ray est travaillée par la tension entre tradition et modernité, par le passage du temps et son impact sur les individus, il n'est guère surprenant que les femmes fassent l'objet de son attention la plus extrême, de ses études de caractère les plus minutieuses. Ne sont-elles pas les premières à suffoquer sous le poids des conventions, les premières, aussi, à ruer dans les brancards ? Non que Satyajit Ray ait peuplé ses films de suffragettes en folie. Sans faire montre d'une conscience politique classique, ses héroïnes affirment, chacune à sa manière, une véritable indépendance d'esprit. Ainsi, la petite Durga (Runki Banerjee) de Pather Panchali (1955) révèle son caractère bien trempé en volant des goyaves pour en régaler sa grand-tante Indir (Chunibala Devi). Sévèrement réprimandée, Durga est pardonnée grâce à l'arrivée de son petit frère : il suffit à Apu de naître garçon pour effacer toutes les contrariétés de ses parents. Durga, de son côté, s'entête : devenue jeune fille, elle volera toujours des goyaves, sans jamais se départir de son agilité rieuse ni de son insolence discrète.
Bourgeoises rêveuses comme Charulata ou idoles malgré elles comme Doya (l'héroïne de Devi, prise bien malgré elle pour la réincarnation d'une déesse hindoue), les femmes imaginées par Satyajit Ray partagent un entêtement, une détermination, et une intelligence assorties d'une vitalité peu commune. Si leur place dans la société ne reste qu'à la marge, si les lois sont toujours celles des hommes, c'est tout de même le rêve d'un monde tout à elles qu'esquisse, de film en film, le cinéaste indien.
L'intermédiaire
Charles Tesson, Septembre 1981 "Cahiers du cinéma"
Comme dans Le Salon de musique (1958) ou l'admirable court métrage Pikoo (1980), la maison est le centre de Charulata (1964), elle est le coeur de la fiction sur lequel se règlent les battements du scénario. Dans Charulata, elle abrite un couple. Le mari, Bhupati, délaissant sa jeune femme Charulata, consacre tout son temps à rédiger une revue politique de langue anglaise qu'il a fondée lui-même : The Sentinel. Bhupati accueillera chez lui le frère de Charulata, qu'il chargera de la gestion de son journal. En même temps, le scénario qu'il programme repose sur Amal, son jeune cousin. Il lui confie auprès de sa femme cette mission : redonner pleine confiance à Charu pour que son profond désir d'écrire se concrétise enfin. Sa demande équivaut à un aveu d'impuissance, la reconnaissance implicite d'un échec, celui de n'avoir jamais su éveiller le désir de celle qu'il aime. Projet plus que retors : il envoie Amal là où son désir, celui de leur couple, n'a jamais été. En position de retrait (Bhupati est non seulement tout à son journal, mais il est aussi, pour les autres personnages de la maison, la sentinelle), Bhupati délègue Amal, autant pour voir en lui (et jouir par là même, par procuration, d'une place qu'il n'a jamais pu avoir) que pour voir grâce à lui le désir de sa femme se manifester.
Scénario pervers : concéder le partage des désirs, ou bien jouir au contraire de la possibilité d'un tel partage ? En tous les cas, son scénario est risqué : si Bhupati fait d'Amal l'intermédiaire de son désir entre lui et sa femme autour de ce qu'il croit être le secret intime qui unit leur couple (une communauté d'écriture), jusqu'où Amal acceptera-t-il de représenter le désir de Bhupati et dans quelle mesure ne sera-t-il pas appelé, face à Charulata, à ne se souvenir que du sien ? (...)
Le scénario de Bhupati ne se déroule pas dans la maison, elle en est le moteur, le principal agent fictionnel. Bhupati, maître des lieux, perdra progressivement toute maîtrise sur son espace. Il faut même qu'il perde son journal pour qu'on le découvre seul, effondré, dans l'imprimerie. Admirable séquence. Car l'imprimerie, lieu jusqu'alors caché et même insoupçonné, se trouve être dans la maison. D'ailleurs, Satyajit Ray filme la maison comme une vaste imprimerie, ventre qui avale tout ce qui vient du héros (images, bruits, lumière) et en fixe les traces. La maison n'est pas un personnage mais un corps, une surface et une suite d'organes dont le fonctionnement mime tout l'appareil cinématographique (une boîte noire, caméra et projecteur). Elle est un oeil dardé vers l'extérieur (Charu, avec ses jumelles, observant les passants à travers les volets), une oreille alertée par le moindre bruit. La maison, corps de la fiction, est un corps sensible, un sujet tout percevant, au-dehors comme du dedans : Charu séduite par la voix et le chant d'Amal, Bhupati, devant la mer, préféreront, au bruit des vagues, celui des rotatives.
Les murs de la maison recueillent la lumière qui s'y dépose, réverbèrent la matière sonore dont ils sont à la fois le miroir, le témoin de sa déperdition, et les gardiens de sa mémoire. Car il n'y a ici de profondeur de champ que sonore, la distance et la perspective étant synonymes de portée. Et si Bhupati est aveugle, c'est que la maison est cet oeil constamment posé sur les personnages, la sentinelle omnisciente. Maison hantée, au pouvoir mortifère, comme dans la troisième partie des Trois Soeurs, mais où ce seraient les personnages qui seraient hantés par la maison. Cet oeil, c'est aussi celui que Satyajit Ray porte sur ses personnages, les regardant vivre, bouger sous ses yeux. Comme s'ils étaient pour lui, via la maison, un tombeau pour l'oeil.
Une femme sans importance
Louis Marcorelles, 20 juin 1981 "Le Monde"
Charulata, de Satyajit Ray (réalisé en 1964), a pour décor Calcutta, alors capitale de l'empire des Indes, au dernier tiers du XIXe siècle, mais à peine entrevue : comme dans une pièce de Strindberg, nous restons confinés dans l'espace bourgeois des passions refoulées, d'une sexualité frustrée, d'une violence sourde des sentiments et des passions. Rien n'éclate, la tragédie s'estompe, la vie continue. Des êtres souffrent, et autour la société bouge, le monde change. Le XXe siècle pointe lentement à l'horizon.
Le grand sujet de préoccupation, pour la haute société indienne de Calcutta, du moins pour une certaine élite exclusivement masculine, est la prochaine élection au Parlement de Westminster, où vont s'affronter les tories de Disraeli et les libéraux de Gladstone. Gladstone triomphe. C'est la promesse, jugent ces mêmes notables, de meilleurs jours à venir pour une Inde dont on ne prend pas suffisamment en compte, à Londres, les légitimes intérêts.
Bhaputi, éditeur du journal The Sentinel, sacrifie toute vie personnelle à la défense de la bonne cause, et d'abord la timide, la pudique Charulata, venue de la campagne à la ville. Le film s'ouvre sur des images révélatrices de l'exil féminin, de l'asservissement aux exigences du foyer. Charulata brode un B, l'initiale de son mari. Elle observe à la lorgnette les passants dans la rue, une réalité dont elle semble coupée. Elle glisse dans la bibliothèque. Un jour le mari, comme saisi de remords, jette sur son chemin un jeune cousin venu étudier, amateur d'art et de poésie, avec mission de distraire la tendre créature.
Le badinage ne prend que trop bien, Charulata saisit la chance au vol, s'ouvre à la vie, à l'art, aux ailleurs. Amal, son partenaire, lui renvoie la balle, mais, effrayé, s'éclipse au moment où il va devoir répondre à la passion naissante de Charulata. Entre-temps, la fortune a mal tourné pour Bhaputi, escroqué par un proche parent et découvrant au même moment le drame vécu par son épouse. Une conclusion comme immobile, arrêtée, où les images se figent, laisse entrevoir que le couple se reforme, sans trop d'illusions.
Charulata est l'adaptation d'une nouvelle de Tagore, filmée en noir et blanc crayeux, qui rend les visages plus sensuels, les corps plus présents. Le décor dans un tel film joue un rôle plus prépondérant, et d'abord cet immense lit en bois qui symbolise le confort d'existences non accomplies. Aucune société coloniale, ou plus exactement colonisée, n'a probablement poussé aussi loin le mimétisme des us et coutumes de son modèle. Et pourtant toute servilité est absente : par un désir de protection, d'absolu, l'élite bengali se lance un défi.
Que le spectateur moderne reste perplexe, une fois surmontée l'émotion engendrée par ce triangle classique sur toile de fond indienne, n'enlève rien à la vérité du film. C'est un peu la colonisation anglaise, son art de la conquête en douceur, qui mériterait l'analyse. L'art du cinéaste, Satyajit Ray, si occidental, faussement proche de nous, de notre sensibilité, nous dérange. Nous admirons cette merveilleuse broderie, ce pèlerinage aux sources d'une culture et d'un milieu qui fut le sien, tout en étant légèrement réticent, devant cet hommage senti à la tradition du récit à l'anglo-saxonne, comme Hollywood ne sait plus le pratiquer.
Subsiste un décalage, un manque permanent, qui donnent son ton particulier au travail de Ray : le metteur en scène s'arrête toujours à la seconde précise où les situations deviendraient trop évidentes, où le flou des sentiments déboucherait sur la violence des passions, où Tchekhov, si l'on veut, rejoindrait Strindberg. Nous campons au bord du gouffre : signe d'un malaise non surmonté ?
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